UNIFORMITARISME

UNIFORMITARISME
UNIFORMITARISME

Les sciences de la nature, la géologie plus que toute autre, ont pour but la reconstitution, image par image, du film de l’évolution terrestre. Elles tentent d’y parvenir par l’étude de témoins, reliques de ce passé, et s’appuient pour cette quête sur des modèles analogiques dégagés de l’observation de la nature actuelle ou de l’expérimentation. Comme les reliques deviennent plus rares avec le temps, comme elles sont maquillées par l’influence d’événements plus récents, les reconstitutions seront d’autant plus aléatoires qu’elles porteront sur des temps plus anciens.

L’uniformitarisme est à la fois une théorie et une méthode qui consistent à admettre que les causes actives ont toujours été les mêmes. Au sens le plus strict, il fut même proposé que les facteurs se soient toujours manifestés avec des intensités du même ordre. Il existe donc une légère différence avec l’«actualisme», qui postule seulement que les lois sont restées les mêmes, sans affirmer que les intensités n’ont pas varié. Pourtant, dans la plupart des cas, on confond ces deux doctrines, en France par exemple, sous l’expression «principe des causes actuelles». C’est la fin du XVIIIe siècle qui a vu la naissance de ces nouveaux concepts scientifiques qui servirent d’axiomes fondamentaux aux sciences «palétiologiques», en opposition avec les théories «cosmogonistes», qui ne faisaient place qu’à l’imagination ou à l’intervention divine.

Historique

Le terme «uniformitarisme» est dû à William Whewell (1794-1866); dans un commentaire de 1832 sur l’œuvre de Charles Lyell, il prévoit que l’ensemble des géologues sera longtemps divisé en deux groupes antagonistes, «The Uniformitarians and the Catastrophists ».

Lyell (1797-1875), étudiant en droit à Oxford, s’intéresse très tôt à la géologie. À partir de 1825, il est persuadé que les options catastrophistes de ses contemporains britanniques, en particulier celles de William Buckland (1784-1856), n’expliquent pas ses observations personnelles. Il publie, de 1830 à 1833, un ouvrage fondamental en trois volumes, Principles of Geology , qu’il perfectionnera et complétera sa vie durant, jusqu’à la douzième édition, qui paraît l’année de sa mort, en 1875. L’impact mondial de cette œuvre fut considérable et explique que Lyell soit souvent considéré comme l’inventeur de l’uniformitarisme.

Le principe uniformitariste s’oppose au catastrophisme en admettant que l’évolution de la Terre s’est faite par des changements lents et cumulés, résultant de l’action de processus naturels connus, opérant à des vitesses relativement constantes. La méthode s’oppose aux systèmes proposés par les théologiens et les cosmogonistes en affirmant la permanence des lois physiques et la nécessité de s’appuyer, pour la compréhension du monde, sur l’analyse des objets fournis par la nature actuelle.

Ces deux volets de l’uniformitarisme sont déjà contenus dans le System of the Earth (1785) de James Hutton (1726-1797), l’inventeur du «cycle géostrophique», et le fondateur de la géologie moderne: «In examining things present, we have data from which to reason with regard to what has been [...]. The operations of the globe remain at present with undiminished activity, or in the fulness of their power. » («En considérant les choses actuelles, nous possédons des données pour raisonner sur ce qui a été [...]. Les phénomènes du globe conservent une activité toujours aussi intense et une puissance non moins entière.»)

Pour ce qui est de la méthode uniformitariste elle-même, elle fut utilisée avant Hutton par d’autres chercheurs, et se trouve clairement exprimée dans les œuvres de Louis Bourguet (1729), Antonio Lazzaro Moro (1740), Nicolas Desmarets (1779), George Hoggart Toulmin (1780). Peu après l’ouvrage de Hutton, elle fut proposée comme seule voie rationnelle dans la recherche géologique par Charles Étienne Coquebert de Montbret (1794): «Il fallait rassembler les faits, multiplier les observations pour marcher à la lueur de l’analogie, on s’est hâté de créer de vastes théories, dont l’amour, se mêlant ensuite à toutes les recherches, ne laisse plus voir aux observateurs que ce qu’ils désiraient trouver [...]. Nous suivrons l’humble sentier de l’observation, nous conclurons peu, nous douterons souvent.»

De Hutton à Lyell, les progrès furent négligeables en raison de la lutte entre les «vulcaniens», partisans de Hutton, et les «neptuniens», partisans de Abraham Gottlob Werner.

Après la première édition des Principles of Geology de Lyell, la confusion s’introduit dans les controverses sur l’uniformitarisme, car les deux volets qui le composent n’ont jamais été désignés par deux noms différents. Jusqu’au début du XXe siècle, l’immensité du temps requis par l’uniformitarisme fut à l’origine de la plupart des critiques, celles des physiciens en particulier. La découverte de la radioactivité permit, dès 1902, des estimations de l’âge de la Terre qui rejoignaient les idées des uniformitaristes, mais elle donnait l’exemple d’une cause essentiellement variable et signalait la probabilité de causes inconnues.

L’uniformitarisme fut progressivement battu en brèche, mais, vers le milieu du XXe siècle, la plupart des critiques du principe furent souvent des partisans de la méthode (L. Cayeux, 1941; P. D. Krinine, 1956). Où en sont les choses aujourd’hui?

Critique du principe uniformitariste

Le principe uniformitariste n’a plus aucune signification à l’heure actuelle puisqu’il consiste, en affirmant la permanence des causes, à nier l’évolution.

Aucun scientifique ne peut douter que la Terre évolue. Elle le fait, en tant que partie du système solaire, en obéissant au principe physique fondamental de la conservation de l’énergie avec une dégradation inexorable de celle-ci: dans tout système fermé l’entropie augmente . Mais si le système solaire peut être, en gros, considéré comme un système thermodynamique fermé, il n’en est pas ainsi pour ses éléments, et singulièrement pour la Terre. Sur celle-ci s’est produit un événement essentiel qui fut la naissance de la vie, il y a presque quatre milliards d’années. La biosphère signale pour sa part son évolution constante vers des structures de plus en plus complexes: elle constitue un système ouvert où l’entropie diminue en freinant la péjoration énergétique de l’ensemble du système solaire. À ce tournant de l’histoire du globe, la vie s’introduit comme une cause nouvelle, inhibitrice de l’évolution minérale antérieure. Beaucoup plus tard, il y a seulement quatre millions d’années, un autre tournant fut balisé par l’apparition de l’homme et, avec celui-ci, de la pensée, autre cause nouvelle, combien prodigieuse mais combien dangereuse pour la vie elle-même.

La même inadéquation entre le principe d’uniformité et la réalité se retrouve à toutes les échelles. En voici quelques exemples:

– Le Soleil émet des rayons ultraviolets durs qui sont bloqués dans la haute atmosphère par une couche d’ozone qu’ils fabriquent eux-mêmes à partir de l’oxygène. Ce rayonnement serait fatal à la biosphère actuelle, mais c’est lui qui est considéré comme le facteur le plus probable de la genèse des structures qui sont à l’origine des lignées futures de toute la biosphère: en modifiant l’atmosphère terrestre (apparition d’oxygène libre), ces structures se trouvèrent préservées de l’action nocive des ultraviolets durs, ce qui autorisa la conquête des continents par la biosphère.

– Le gel est un processus physique simple, mais une intelligence humaine replacée à une époque chaude comme le Trias n’aurait pu le découvrir que par l’expérience ou, au mieux, n’observer que ses conséquences élémentaires (gélifraction ou solifluxion): comment imaginer dans ces conditions la possibilité de glaciations qui sont pour nous presques banales, grâce au modèle actuel des calottes glaciaires et aux témoins évidents, parce que récents, de leurs vastes extensions pendant le Quaternaire? C’est là l’exemple de processus dont les manifestations sont exceptionnelles. Certains peuvent avoir complètement échappé à l’investigation humaine dans la mesure où ils sont rares et où les témoins de leur action lointaine sont restés indéchiffrables. Par ailleurs, les fonds océaniques ont dévoilé la réalité des inversions du dipôle magnétique terrestre, mais on ne connaît pas le temps nécessaire à une inversion, ce qui n’autorise pas à imaginer les conséquences de cette cause.

Tout change, et il n’est plus possible de postuler la permanence des causes: certaines évoluent continuellement dans le même sens, d’autres apparaissent, d’autres encore disparaissent, beaucoup varient rythmiquement avec des paroxysmes qui seront d’autant plus catastrophiques qu’ils seront plus brefs.

La méthode uniformitariste

La méthode uniformitariste est particulièrement bien définie par le titre complet de l’ouvrage de Lyell: Principles of Geology, Being an Attempt to Explain the Form Changes of the Earth’s Surface by Reference to Causes now in Operation («Principes de géologie, tentative d’explication des modifications de la surface de la Terre par référence aux causes agissant actuellement»). Cette définition manifeste une volonté de recherche de toutes les explications rationnelles qui permettent de contrer l’obscurantisme des grands systèmes cosmogonistes.

S. S. Gould (1965) a remarqué que cette démarche se ramène à suivre deux des voies habituelles de toute méthode scientifique, l’induction et l’application du principe de simplicité . Mais il n’est pas possible de s’en contenter. L’expérimentation doit intervenir pour dégager les lois auxquelles obéissent certains systèmes dans des conditions différentes de celles qui correspondent aux objets naturels. Il est dangereux de généraliser sans précaution les lois en passant à une échelle différente d’observation. Il est nécessaire aussi d’imaginer des associations de facteurs inconnus dans la nature actuelle pour tenter l’explication de témoignages du passé qui ne se réalisent pas sous nos yeux: tel est le cas, par exemple, pour la genèse des grandes séries salines, phosphatées ou ferrugineuses.

La méthode uniformitariste ne représente alors qu’une partie du cheminement obligatoire d’un esprit scientifique.

L’affirmation, l’établissement et l’utilisation de la doctrine uniformitariste marquèrent l’avènement d’une géologie et d’une biologie rationnelles, mais, si l’on veut bien admettre que la géologie et la paléobiologie soient des sciences, le terme «uniformitarisme» est totalement anachronique. Il ne peut désigner qu’une étape importante de la philosophie des sciences dans le débat entre les scientifiques sérieux et les irrationalistes.

uniformitarisme nom masculin Raisonnement scientifique attribuant une cause unique à chaque phénomène, parfois utilisé comme synonyme de actualisme.

uniformitarisme [ynifɔʀmitaʀism] n. m.
ÉTYM. 1904; de uniformité, d'après les mots en -arisme, qui supposeraient normalement un adj. en -aire.
Didact. Théorie expliquant l'évolution géologique de la Terre par des causes analogues à celles qui agissent dans la période actuelle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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